Albert Schweitzer

Le médecin de Lambaréné, le philosophe du "respect de la vie"

Héritages et influences

Portrait d'Albert SchweitzerAlbert Schweitzer est un représentant de l’école libérale allemande de la fin du XIXe siècle, encore sous l’influence de la théologie de Schleiermacher. Ses enseignants de théologie à l’université de Strasbourg (Holtzmann, Budde…) ont aussi eu une influence sur les débuts de sa carrière, ainsi qu’Alfred Boegner à la tête de la société des missions de Paris. Il est en outre nourri par les philosophes allemands tels que Nietzche et Kant. Sur la fin de sa vie il s’est rapproché d’Albert Einstein et de sa pensée pacifiste. Enfin, suivant André Canivez[1] « Albert Schweitzer a mis la pensée et son action sous l’inspiration de Goethe. Sa réflexion échappe à la sudation en vase clos à quoi la pratique de la philosophie se réduit souvent, les philosophes ne faisant guère que s’entregloser »

 

[1] CANIVEZ André, « Albert Schweitzer et la réalité de la souffrance », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 56e année

n°1-2, 1976, p. 143-153

(Très) rapide biographie

Albert Schweitzer est né en 1875 à Kaysersberg, en Alsace alors allemande. À 19 ans, il commence des études de théologie à l’université de Strasbourg. Il devient privat-docent[1], directeur du foyer d’étudiant du quai St Thomas, tout en prêchant à l’église… Il est également un organiste réputé. À 30 ans, il se lance dans des études de médecine, afin de devenir médecin[2] aux missions étrangères de Paris. Il est envoyé au Gabon, à Lambaréné, où il fonde et construit un hôpital de brousse. Pendant la guerre de 14-18, il est rapatrié en France en tant que prisonnier. Marié à sa fidèle amie Hélène Bresslau, il poursuivra ensuite une triple carrière de théologien et philosophe, donnant des cycles de conférences en Europe (Suède, Suisse, Grande-Bretagne…), de concertiste d’orgue et de musicologue spécialiste de Bach, et de médecin à Lambaréné, les activités précédentes finançant en partie l’hôpital où il effectue de longs séjours. À la fin de sa vie, distingué par le prix Nobel de la paix en 1953, il s’engage à la suite d’Albert Einstein dans le combat antinucléaire. Il meurt en 1965 à Lambaréné.

 

[1] On dirait aujourd’hui « enseignant vacataire »

[2] Et non en tant que missionnaire, car jugé trop libéral.

 

Concepts et éléments de pensée

La pensée d’Albert Schweitzer, à l’image de son action, couvre un très vaste champ de disciplines et de thèmes. Schweitzer a été directeur de foyer étudiant, vicaire, enseignant en théologie, conférencier, organiste, musicologue, missionnaire et médecin. Ses thèmes de pensée couvrent la quasi-totalité de son activité. Il a écrit en éthique, théologie, philosophie et musicologie. Il a aussi mis en pratique sa théologie, et par ses actes témoigné de sa pensée. Je vais essayer de structurer ici des éléments de sa pensée sur quelques thèmes, et d’insister in fine sur le Ehrfucht vor dem Leben.

 

Christologie et eschatologie

 

Le premier apport de Schweitzer en tant que théologien a concerné la christologie. En 1906, il publie « l’histoire des recherches sur la vie de Jésus », où il retrace, de Reimarus à Wrede, les différents travaux de recherche sur la personne historique de Jésus. À rebours des libéraux qui, en voulant dégager le Jésus historique « réel » derrière le dogme accumulé en 2000 ans[1], ont plutôt peint un Jésus plus proche du XIXe siècle que du Ier, Schweitzer s’efforce de replacer Jésus dans son environnement historique[2], celui d’un juif de Galilée au Ier siècle. En particulier, il insiste sur le caractère eschatologique de la prédication de Jésus, en faisant du Royaume de Dieu le concept central de l’enseignement du Christ. Celui-ci, selon Schweitzer, était persuadé de l’avènement imminent du Royaume. Pour Schweitzer, si le Royaume n’est finalement pas advenu au temps du Christ, il est cependant possible pour nous de suivre son enseignement en œuvrant ici et maintenant à la venue du Royaume : travailler à sa venue le rend déjà présent. C’est bien par l’action que l’on peut mieux comprendre l’enseignement du Christ, et non simplement par la prédication. Jésus n’est pas, ou pas seulement, un maître de morale, mais il demande un engagement du chrétien à agir : « c’est au milieu de nous qu’il se trouve, et comme jadis il dit aux hommes ‘’toi, suis-moi, tu as le droit de travailler au Royaume de Dieu’’ »[3]. Schweitzer croit d’ailleurs autant, ou plus, à l’action individuelle qu’à l’action collective[4], action soutenue par la prière. Il est nécessaire d’agir de notre mieux pour faire venir le Royaume, et concomitamment de  prier pour que l’humanité à venir vive de plus en plus dans le Royaume[5].

Dans la suite de sa vision eschatologique de la vie de Jésus, Schweitzer propose une même grille de lecture pour les écrits pauliniens. « Croyant à l’avènement imminent du Royaume, Paul pense qu’avec la mort et la résurrection, le changement du monde terrestre en monde supranaturel a effectivement commencé. La mystique de l’union avec le Christ dans sa mort et sa résurrection est fondée sur l’attente immédiate de ce grand événement »[6]. Pour Schweitzer, Paul en tire donc une éthique : tous ceux qui vivent en communion avec le Christ savent ce qui est éthique : la conception éthique de ce que doit être un chrétien a été montrée par le Christ à travers sa vie d’amour et de service.

 

Mission

 

Schweitzer naît en même temps que les empires coloniaux. Il est touché par la situation dans les colonies, et par l’appel de la Société des Missions de Paris, suite auquel il s’engage dans des études de médecine. En effet, il souhaite pratiquer le message du Christ, et non le prêcher seulement[7]. En soignant les indigènes des colonies, il prend également sa part pour réparer le péché du colonialisme. Pour lui, la mission est un devoir d’expiation des horreurs de la colonisation : si l’homme blanc a apporté le progrès scientifique en Afrique, cela s’est fait au prix d’un trop lourd tribut, et c’est donc le devoir du missionnaire de permettre aux indigènes de bénéficier des bienfaits de la civilisation (le salut par Jésus-Christ) et non seulement de ses méfaits. Schweitzer n’est pas exempt de préjugés à ses débuts, même si ses écrits ne versent pas dans la généralisation raciste, mais la guerre de 1914 l’amène à réfuter l’idée de progrès civilisationnel. Il est toujours de la responsabilité des chrétiens de libérer les indigènes du paganisme et des fétiches, mais cela doit passer par une mission en acte plutôt qu’en paroles, paroles démenties par la situation de guerre en Europe.

 

Respect de la vie

 

Albert Schweitzer à Lambaréné

Albert Schweitzer à Lambaréné avec une antilope apprivoisée

Schweitzer est à la recherche d’une éthique humaniste universelle. Prenant conscience que l’être humain n’est pas seul, ni au-dessus, mais est une vie parmi d’autres vies, Schweitzer élargit les principes éthiques à l’ensemble de la création[8] : il se définit comme « vie qui veut vivre, au milieu de vies qui veulent vivre ».  Ainsi, l’être humain est au milieu de la création, entouré d’autres créatures, et non en surplomb. Avec cette éthique cosmique, élargie à l’ensemble de la création, Schweitzer renverse le point de vue classique sur l’environnement : dès lors que l’être humain reconnait que son environnement n’est pas un simple objet, il passe à une relation de solidarité avec l’ensemble de la création [9].

Le concept fondamental de Schweitzer est le Ehrfucht vor dem Leben, qui est traduit généralement par « respect de la vie ». Cependant le mot français « respect » rend mal le sens du mot allemand qui indique plutôt une révérence mâtinée de crainte, comme dans le respect de Dieu. Ce concept est pour Schweitzer l’aboutissement de sa pensée éthique. Le respect de toute vie (humaine, animale, végétale) est pour lui le principe cardinal qui doit guider toutes nos actions, petites et grandes. C’est le principe positif en face du « tu ne tueras point » négatif. Il ne s’agit pas seulement de ne pas ôter la vie, mais surtout de la promouvoir positivement, y compris pour les animaux et les plantes, non seulement dans leur ensemble mais aussi dans leur individualité. Pour Schweitzer, toute vie est sacrée : il n’y a rien qui soit supérieur à la vie, et cette éthique de respect de toute vie doit se penser en radicalité. Mais la confrontation à la réalité de l’existence fait que ce principe éthique est un but, et non un interdit absolu. Ce principe ne peut se suivre absolument en n’attentant jamais à aucune vie : il est nécessaire de couper des arbres pour bâtir un hôpital, ou de donner des poissons à manger à un pélican… mais il ne faut pas écraser une fourmi sans raison, en marchant dessus : tuer est parfois nécessaire (pour manger par exemple), mais ne doit jamais arriver sans but, et ne peut en aucun cas être un loisir, ou un spectacle.

Ce principe éthique est mis en application par Schweitzer : la création et l’animation d’un hôpital de brousse, ainsi que d’un refuge pour animaux adjacent, participent de ce mouvement de promotion de la vie. De même, son engagement dans le combat antinucléaire à la fin de sa vie est la traduction concrète de ce respect de toute vie, et non seulement de la vie humaine.

 

[1] Plutôt 1800 ans d’ailleurs, au XIXème….

[2] ARNOLD Matthieu, Albert Schweitzer, la compassion et la raison, Lyon, Olivétan, 2015, p. 32

[3] Prédication du 8 décembre 2012, citée par ARNOLD, Op. cit., p. 39

[4] « On se laisse trop facilement décourager à la pensée que l’individu isolé ne peut rien faire […] Ce point de vue est faux et lâche. L’individu isolé peut au contraire faire beaucoup. », in  SCHWEITZER Albert, Respect et responsabilité pour la vie, Paris, Arthaud Poche, édition présentée par Jean-Paul Sorg, 2019, p. 49

[5] Op. cit., p. 49

[6] SCHWEITZER Albert, Ma vie et ma pensée, Paris, Albin Michel, 2013 [1960], p. 327

[7] Op. cit., p. 58

[8] Op.cit., p. 75

[9] Op. cit., p. 80

 

La pensée d'Albert Schweitzer aujourd'hui

Albert Schweitzer a peu irrigué la pensée théologique française de manière générale : seulement 4 numéros de la revue « Etudes schweitzeriennes » ont été publiés entre 1990 et 1993. Parmi les grands penseurs protestants, Théodore Monod a été marqué par la pensée de Schweitzer. Mais le « respect de la vie » schweitzerien revient au gout du jour dans le domaine de l’éco-théologie : pour prendre deux exemples récents, en 2022 Stéphane Lavignotte[1]  et en 2023 Martin Kopp[2] font référence à l’Ehrfurcht vor dem Leben. On peut également voir l’influence de Schweitzer dans l’encyclique Laudato Si’[3] comme le note Roman Globokar : « In this regard, Schweitzer’s ethics is very close to the message of Pope Francis’ encyclical letter Laudato si’ on care for our common home[4] » (De ce point de vue, l’éthique de Schweitzer est très proche du message de la lettre encyclique Laudato Si’ du pape François sur la sauvegarde de notre maison commune). Et comment ne pas voir une réminiscence du « je suis vie qui veut vivre, au milieu de vies qui veulent vivre » de Schweitzer dans la déclaration du physicien Aurélien Barrau[5] : « Nous sommes des vivants qui n’aimons plus la vie »[6].

 

[1] LAVIGNOTTE Stéphane, L’écologie, champ de bataille théologique, Paris, Textuel, 2022, p. 128

[2] KOPP Martin, Vers une écologie intégrale – Théologie pour des vies épanouies, Genève, Labor et Fides, 2023, p. 130

[3] Lettre encylique Laudato Si‘ du Pape François sur la sauvegarde de la maison commune (24 mai 2015). Par exemple, au paragraphe 89 : «D’où la conviction que, créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble. ».

[4] GLOBOKAR Roman, « The Ethics of Albert Schweitzer as an Inspiration for Global Ethics », Studia Teologiczno-Historyczne Śląska Opolskiego. 40. 55-71. 10.25167/sth.2049, 2020. Nous traduisons.

[5] Aurélien Barrau a d’ailleurs écrit L’animal est-il un homme comme les autres avec Louis Schweitzer, petit-neveu d’Albert.

[6] Par exemple sur Radio France : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-grand-face-a-face/le-grand-face-a-face-du-samedi-25-novembre-2023-1624273

 

Pour aller plus loin...

 

Bibliographie sélective

 

De SCHWEITZER

  • SCHWEITZER Albert, Ma vie et ma pensée, Paris, Albin Michel, 2013 [1960]
  • SCHWEITZER Albert, Respect et responsabilité pour la vie, Paris, Arthaud, 2019, 256 p. (Recueil de textes)
  • SCHWEITZER Albert, Ainsi parlait Albert Schweitzer, dits et maximes de vie choisis et traduits de l’allemand par Jean-Paul Sorg, Orbey, Arfuyen, 2018, 164 p.
  • SCHWEITZER Albert, Vivre – Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin Michel, 1995 [1970], 240 p. (18 prédications de 1900 à 1919)
  • SCHWEITZER Albert, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, Mohr-Siebeck, 1913, 659 p. (Recherche sur l’histoire de la vie de Jésus)
  • SCHWEITZER Albert, Geschichte der paulinischen Forschung von des Reformation bis auf die Gegenwart, Tübingen, Mohr-Siebeck, 1911, 197 p. (Histoire de la recherche paulinienne de la Réforme à nos jours)

Sur SCHWEITZER

  • ARNOLD Matthieu, Albert Schweitzer, Paris, Fayard, 2025, 512 p.
  • ARNOLD Matthieu, Albert Schweitzer, la compassion et la raison, Lyon, Olivétan, 2015, 136 p.
  • COLLECTIF, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 56e année n°1-2, 1976.
  • COLLECTIF, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 93e année n°3, Juillet-Septembre 2013.
  • BARSAM Ara Paul, Reverence for Life: Albert Schweitzer’s Great Contribution to Ethical Thought, New York, Oxford University Press, 2008, 195 p.
  • KAEMPF Bernard (Ed.), L’éthique d’Albert Schweitzer – Le ‘Respect de la vie’ toujours actuel, Colmar, Bentzinger, 2006, 185 p. (Actes du colloque de 2005, épuisé)
  • WOYTT-SECRETAN Marie, Albert Schweitzer – Un médecin dans la forêt vierge, Strasbourg, Oberlin, 1951, 176 p. Les illustrations de cet article sont extraites de cet ouvrage.

 

En hommage musical à SCHWEITZER

CD « Lambarena : Bach to Africa », de Hughes de Courson et Pierre Akendengue, (1995, Sony Classical)

 

Visiter

La Maison Albert Schweitzer à Gunsbach (Alsace)

Le centre Albert Schweitzer à Kaysersberg (Alsace)

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